Interview – Désillusion au travail : L’indépendance professionnelle comme alternative ?

Interview – Désillusion au travail : L’indépendance professionnelle comme alternative ?
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Dans un contexte où de plus en plus de salariés expriment une désillusion face à l’emploi rémunéré, l’étude menée par Fabienne BORNARD, enseignant-chercheur à l’INSEEC Grande École et ses co-auteurs : Emmanuel ABORD DE CHATILLON, Professeur, IAE Grenoble et Jean-Yves, OTTMANN Docteur en sciences de gestion, soulève des questions cruciales sur les ruptures de contrat psychologique.

Cette recherche explore comment les conditions de travail peuvent influencer la perception des employés et les pousser vers une remise en question du modèle salarial traditionnel. À travers son analyse, Fabienne Bornard met en lumière les facteurs qui pourraient inciter les travailleurs à envisager l’indépendance professionnelle comme une alternative viable.

Dans cette interview, nous discuterons des résultats de son étude, des implications pour les employeurs et des recommandations pour les salariés en quête de sens dans leur parcours professionnel.

Pouvez-vous nous expliquer les motivations qui ont conduit à l’exploration de la désillusion des salariés face à l’emploi rémunéré dans votre étude ?

Nous sommes partis du constat que les formes « alternatives » à l’emploi classique ne cessent de se développer, avec une alternance ou une hybridation des formes de travail entre salariat et travail indépendant. Ainsi en France 29 % des salariés envisagent de créer une activité pour se mettre à leur compte (Institut Montaigne, 2023). Or ce nouvel écosystème est encore mal connu, malgré son importance. Il est assorti de nouvelles aspirations, d’une remise en question du modèle salarial classique encore dominant, comme a pu l’illustrer le mouvement de la « grande démission » aux Etats-Unis après la pandémie.


Vous mentionnez une extension du cadre de la rupture du contrat psychologique. Pourriez-vous expliquer comment cette extension se manifeste dans le contexte du travail salarié ?

Cette désillusion peut être étudiée à travers la notion de brèche du contrat psychologique du salarié envers son employeur. Ce qui signifie que les salariés estiment que l’organisation n’a pas tenu ses obligations psychologiques « à la hauteur de leur contribution » (Morrison et Robinson 1997).


Or ce concept est né ans un monde du travail qui n’existe plus. Nous avons exploré l’hypothèse que cette brèche ne concerne pas uniquement des déceptions vis-à-vis de l’employeur en tant qu’entreprise ou en tant qu’individu (le manager de proximité), mais nous suggérons qu’elle peut également s’étendre au système même du salariat. Et nous explorons l’hypothèse que cette brèche pourrait contribuer au désir de devenir indépendant.


Ce qui se manifeste par des salariés déçus de leur expérience du salariat au point de ne plus avoir envie de changer les choses de l’intérieur, ou de changer d’employeur, mais de souhaiter créer leur propre emploi.


Quels éléments spécifiques des conditions de travail avez-vous observés comme étant les plus déterminants dans la rupture du contrat psychologique ?

Nous avons examiné différents paramètres susceptibles de jouer un rôle dans cette déception vis-à-vis de l’entreprise et du salariat. Le manque d’autonomie, de fortes charges de travail ou plus faiblement le manque de sens entrainent une déception tant vis-à-vis de l’employeur que du système du salariat.

Concernant la rupture vis-à-vis du système du salariat que nous avons testée, effectivement cette dimension fait bien partie du sentiment de « coup de canif » dans le contrat psychologique. Cette déception vis-à-vis du salariat est liée principalement à un manque d’autonomie, un mauvais équilibre vie professionnelle/vie personnelle, une surcharge de travail ou un manque de sens au travail.


Votre recherche suggère que la désillusion peut conduire à un choix de carrière indépendant. Quelles raisons motivent cette transition, selon vos résultats ?
Dans un autre volet de notre recherche nous avons exploré cette question. Lorsqu’on leur pose la question, les anciens salariés expriment leur volonté d’avoir une activité qui ait « plus de sens », d’avoir plus d’autonomie, de voir leurs compétences mieux utilisées ou d’échapper à des conditions de travail non satisfaisantes. Une enquête qualitative montre qu’il y a un phénomène de cumul au fil de l’expérience du salariat, créant un décalage progressif entre les attendus et les souhaits des personnes.


À la lumière de vos conclusions, quelles actions concrètes les employeurs devraient-ils envisager pour restaurer la confiance des salariés dans le système de l’emploi rémunéré ?
Notre recherche suggère l’importance pour les employeurs de tester régulièrement la satisfaction de leurs salariés afin de rester vigilants. Comprendre quelles sont les attentes implicites d’un nouvel employé, et la question se pose avec encore plus d’acuité avec les jeunes, parait assez essentiel lors de la phase d’intégration du nouveau collaborateur. Au-delà du contrat juridique, de la présentation des conditions de travail ou du contenu du poste, il faut avoir en tête que la nouvelle recrue s’est forgée une représentation de votre entreprise, du poste, du monde du salariat, qui forment des attentes implicites. Cela implique bien sûr une culture d’entreprise et des relations managériales qui autorisent des échanges sincères dans un cadre sécurisant pour le salarié, ainsi qu’une certaine autonomie pour les salariés qui le souhaitent.

D’autre part notre volet qualitatif a montré deux éléments intéressants. Tout d’abord nous avons observé que nombre des entrepreneurs étaient des employés particulièrement engagés dans leur travail, donc dont l’attitude au travail ne permettait pas forcément de déceler une certaine usure.

Ensuite nous avons compris qu’entreprendre permettait de retrouver une certaine « jeunesse professionnelle », en redonnant l’occasion d’apprendre de nouvelles choses, de développer son projete en autonomie, bref un regain d’énergie et de motivation. Donc « donner du grain à moudre » aux salariés qui le souhaitent en leur permettant de changer de projet, d’environnement, est aussi une option pour relancer une dynamique perdue.


Quelles stratégies recommandez-vous aux salariés pour gérer la désillusion et naviguer dans un environnement de travail qui peut sembler peu gratifiant ?
Nous leur recommandons, dans la mesure du possible, d’exprimer leurs attentes et ce qui leur convient en termes de relation au travail, au plus tôt ; de tenter d’être proactifs pour « aménager » leur travail afin d’y trouver un certain équilibre, un degré d’autonomie adapté, un sens. Mais aussi de comprendre qu’au-delà d’un seuil de tolérance individuel ils peuvent mettre en danger leur santé physique et mentale et gagneraient à changer d’entreprise pour « se retrouver ». Le passage par une phase entrepreneuriale peut se voir comme une période qui permet de se tester, de relancer une dynamique, de développer des compétences qui pourront être transposées ensuite dans un prochain poste de salarié. Malheureusement tout cela est plus compliqué dans un contexte économique tendu.


En tenant compte des tendances actuelles sur le marché du travail, comment envisagez-vous l’évolution des relations de travail dans les prochaines années ?
Le salariat reste le modèle d’emploi dominant mais cette tendance de fond au bricolage hybride, avec par exemple le constat partout en Europe de la croissance des relations « non standard », comme l’auto-emploi interroge nos modèles. Avec la crise économique il faudra progresser dans la prise en compte de cette catégorie très hétérogène de salariés que l’on connait mal afin de considérer leurs droits, d’adapter les statuts par exemple. Par ailleurs j’étudie depuis quelques années le secteur de l’accompagnement entrepreneurial qui est malmené alors même que les besoins sont croissants[1].

Cela pose question : complexification de l’écosystème, commercialisation de services autrefois gratuits, bouleversements liés à l’arrivée de l’IA, adaptation aux nouvelles demandes (par exemple sur la dimension durable des projets), pression très forte de la demande en croissance et in fine des professionnels en souffrance. La création de son propre emploi par dépit ou impossibilité de trouver un travail n’est jamais vraiment souhaitable, les entreprises devront évoluer pour s’adapter à ces mutations, en particulier aux nouvelles représentations du salariat que se font les jeunes. Tout en préservant l’équilibre entre valorisation des savoirs des salariés plus expérimentés et intégration des nouvelles générations, vaste programme…



[1] Bornard, F., Frugier, D., Michel, D. A., & Toutain, O. (2019). Accompagnement entrepreneurial : le point de bascule. Entreprendre & Innover40(1), 77-93.

Mis à jour le 15 octobre 2025